Principes méthodologiques

 

Les principes méthodologiques de la remédiation cognitive
En amont de son travail clinique, le praticien doit s’appuyer sur des principes épistémologiques permettant non seulement de réguler l’acte thérapeutique mais aussi d’être au plus près du potentiel cognitif de l’enfant. Enumérons ceux qui nous paraissent indispensables :  


1.    Parmi ceux-ci, le principe ergonomique affine les outils spécifiques propres à la rééducation avec le soutien d’une méthode clinique personnalisée et d’une réflexion sur la théorie de l’instrument utilisé.

2.    Le principe du « moindre déséquilibre », qui peut être pensé comme un principe d’organisation par le désordre (selon la théorie de Von Foerster, 1974) crée des micro-ruptures épistémologiques (Inhelder, Cellerier, & al, 1992) que nous analysons en termes de schèmes pertinents et de schèmes dangereux. Pour cela, nous devons connaître et favoriser les principales ruptures de développement qui s’insèrent dans l’apprentissage des notions mathématiques, et qui vont constituer des paliers de connaissance.


3.    Le principe de la Vicariance a été proposé par l’école de psychologie différentielle, dans les années 1970. Emmenée par Reuchlin ou encore par Lautrey (1978), celle-ci a introduit la notion de vicariance pour aborder les différentes stratégies perceptives et cognitives pouvant être mises en jeu par un sujet pour résoudre un même problème. On parlait alors de vicariance par processus pour l’opposer à la notion de vicariance entre catégories. Car Piaget a introduit lui aussi le concept de vicariance pour désigner l’ensemble des opérations logiques intervenant dans le changement possible de critères au sein d’un groupement additif de classification (1959). On peut parler de processus vicariant s’il y a possibilité de substitution. Ainsi, pour unsujet donné, la réalisation de certaines procédures de réalisation reste plus probable que certaines autres : c’est en quelque sorte une certaine « façon de voir », ou encore une certaine « tournure d’esprit » (Berthoz, 2013). La vicariance possède un coût cognitif déterminé par la probabilité de réussite du processus, le temps de mise en place et d’utilisation du processus et bien sûr par son degré d’automatisation. Nous pouvons donner comme exemple classique la tâche de conservation des quantités discrètes où le jeune enfant évalue d’abord la quantité en fonction de la longueur de la collection présentée (confusion longueur =  nombre) alors que plus tardivement, il inhibera cette façon de penser pour appréhender la quantité indépendamment de sa place dans l’espace. Houdé parle à ce sujet de « vicariance cognitive » (2008, les 100 Mots de la psychologie/mot n° 96 : Variabilité), lorsqu’il est possible de mobiliser ce processus d’inhibition comme facteur positif de raisonnement, et donc « d’apprendre à utiliser des circuits indirects, des chemins alternatifs dans le cerveau » (Houdé, 2014, p. 76-77). En d’autres termes, il est important de multiplier les voies d’accès et de valider chaque acquisition en proposant de nombreux trajets signifiants pour y parvenir. Par exemple, nous pouvons proposer des situations-problèmes qui mobilisent certaines stratégies à un moment donné : à même répertoire stratégique, la fréquence d’utilisation des procédures est différente pour soustraire 12 – 3 et pour soustraire 12 – 9.

4.    Le principe de la Simplexité  (qui a été décrit par Berthoz en 2009) doit nous amener à proposer quelquefois des situations complexes (ce qui ne veut pas dire compliqué !), car paradoxalement, ces situations peuvent parfois faire émerger le simple. Comme l’a si bien noté Edgar Morin, « Le simple est l’émergence d’une fabuleuse complexité » (1980). Il ne faut donc pas penser systématiquement que la démarche clinique consiste exclusivement à « aller du plus simple au plus compliqué », car on peut aussi penser que plus de complexité peut amener à concevoir des solutions plus simples à des problèmes complexes. Ainsi, certaines contraintes dans la présentation d’un problème peuvent générer des démarches de résolution différentes. Considérons l’énoncé : « dans un autobus, il y a 38 voyageurs, à un arrêt il en monte une quantité a (par exemple 17) et il en descend une quantité b (disons 10); combien y-a-t-il de voyageurs quand l’autobus repart ? » (Butlen D., 2007). Ce problème rentre dans la typologie des problèmes de transformations additives et nous pouvons raisonner ici en termes de vicariance car ce problème peut se résoudre soit en développant une procédure linéaire portant sur les états, soit en considérant une transformation composée des deux transformations initiales. La première procédure (sur les états) part de l’état initial (le nombre n de voyageurs avant l’arrêt du bus) auquel on applique successivement la première transformation (donc on obtient la valeur d’un état intermédiaire n + a voyageurs), puis la seconde transformation (n + a) – b. Par contre, la procédure sur les transformations revient à considérer leur composition (a – b), puis à appliquer cette composante avec la valeur de l’état initial [n + (a – b)] pour en déduire la valeur de l’état final. Mais selon la grandeur des valeurs numériques, nous pouvons favoriser l’émergence de procédures différentes : la procédure sur les états sera largement utilisée lorsque les nombres de voyageurs qui montent et qui descendent sont petits (inférieurs à 10) alors que la procédure de composition s’avère beaucoup plus économique avec des nombres plus élevés. Le fait de devoir raisonner sur des valeurs élevées peut même amener certains enfants à décomposer les nombres donnés afin de simplifier le calcul numérique. Ainsi, avec 38 passagers dans l’autobus, 17 (passagers montants) peut se décomposer en 10 + 7, ce qui comparé à la descente de 10 voyageurs revient tout simplement à en faire monter 7. Et maintenant nous pouvons varier le contenu avec un TGV qui remplace l’autobus afin de pouvoir disposer de valeurs numériques supérieures à 100. En proposant des nombres avec un écart faible (comme par exemple 125 et 132), on favorise nettement la procédure de composition de transformations. Les adolescents raisonnent alors presque exclusivement sur la recherche de l’écart entre a et b, qu’ils appliquent ensuite à la valeur donnée dans l’état initial. Cet exemple montre donc qu’en jouant sur les variables numériques, nous pouvons favoriser l’émergence d’une procédure de composition de transformations au détriment d’une conception linéaire des procédures de résolution.

5.    Le clinicien doit de même se référer au principe de la Cohérence en s’appropriant la théorie comme il est approprié par la théorie. Ce processus combine à la fois le dialogue intérieur et le colloque collectif : il privilégie ce qui relève des aléas conflictuels puisque cela touche le vivant, cet imparfait si présent de l’acte thérapeutique. La cohérence interne de sa théorie peut en être affectée mais son développement n’a de sens que d’être le produit de l’expérience clinique à laquelle elle renvoie. Et c’est bien cette cohérence interne entre les éléments théoriques assimilés et la mise en pratique qui détermine l’axe méthodologique de notre intervention thérapeutique. Nous pourrions aussi parler de cohérence indispensable dans le choix de nos outils afin de construire une « théorie de l’instrument », car c’est moins l’outil qui est important que la manière dont nous l’utilisons. De nombreux proverbes illustrent ce point de vue : « c’est au pied du mur qu’on voit le maçon » ou encore « à mauvais ouvrier, point de bons outils… ». Comme nous l’aimons dire lors de nos formations : « ne me dîtes pas avec quoi vous travaillez, mais dîtes-moi plutôt comment vous travaillez ! ».

6.    Le principe de la Référence doit nous faire assimiler et concilier les différentes et nombreuses recherches issues de la neuropsychologie, de la psychologie du développement, de la psychologie cognitive, et surtout de la didactique des mathématiques. Pour ce faire, le clinicien doit valoriser une vicariance cognitive, en multipliant les voies d’accès et les chemins signifiants menant à l’acquisition des connaissances mathématiques. Ce qui nous amène à ne pas penser le travail de remédiation comme une simple suite d’exercices qui constituerait une progression préétablie (nous remettons ici en cause ce qu’on appelle le plan de rééducation) ! Dans nos écrits (disponibles et téléchargeables gratuitement sur notre site web //reeduc-action.squarespace.com/) nous avons régulièrement défendu la démarche fondée sur l’approche qualitative et particularisée à chaque situation-problème.  De plus, il nous parait important de tenir compte de la demande effective de l’enfant ou de l’adolescent au moment du travail effectué, quitte parfois à emprunter le « chemin des écoliers » (Meljac & Charron, 2002) ! Car c’est souvent le moment opportun pour l’aider à mieux appréhender une notion ou pour l’accompagner dans la voie d’une acquisition fondamentale dans son parcours mathématique.

Bibliographie :
Bastien C., (1987). Schèmes et stratégies dans l’activité dans l’activité cognitive de l’enfant, Paris, PUF.
Béchillon D., (1994). Les défis de la complexité, Paris, L’Harmattan.
Berthoz A., (2009). La Simplexité, Paris, Odile Jacob.
Berthoz A., (2013). La vicariance, le cerveau créateur de mondes, Paris, Odile Jacob.
Butlen D., (2007). Le calcul mental, entre sens et technique, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté.
Bideaud J. & Houdé O., (1991) Cognition et développement. Boîte à outils théoriques, Berne, Peter Lang.
Charron C., (1998). Ruptures et continuités dans la construction des nombres. Thèse de doctorat non publiée, Université de Paris V, Paris.
Foester H. Von., (1974). Notes pour une épistémologie des objets vivants, in Morin E., & Piatelli-Palmarini M., L’unité de l’homme, Invariants biologiques et Universaux culturels, Paris, Le Seuil, p. 401-416.
Hoc J.M., (1987). Psychologie cognitive de la planification, Grenoble, PUG.
Hofstader D., & Sander E., (2013). L’Analogie, cœur de la pensée, Paris, Odile Jacob.
Houdé O., (2008). Les 100 Mots de la psychologie, Paris, PUF.
Houdé O., (2014). Le raisonnement, Paris, PUF, coll. Que Sais-je.
Houdé O., (2014). Apprendre à résister, Paris, Ed. Le Pommier.
Inhelder B, Cellerier G., & al, (1992). Le cheminement des découvertes de l’enfant : recherche sur les microgenèses cognitives, Neuchâtel, Delachaux-Niestlé.
Lautrey J., Rémi-Giraud S., Sander E., & Tiberghien A., (2008). Les connaissances naïves, Paris, Armand Colin.
Meljac C., & Charron C., (2002). Une approche constructiviste des remédiations dans le domaine numérique, in Bideaud J., & Lehalle H., Le développement des activités numériques chez l’enfant, Paris, Lavoisier, 293-316.
Ménissier A., (2016). Penser l’analogie et la vicariance pour mieux comprendre et travailler la cognition mathématique, Actes des Entretiens de Bichat, Paris, Europa Digital & Publisching, p.52-59.
Ménissier A., (2017). Le rôle des contenus et des connaissances familières dans la compréhension des difficultés en cognition mathématique, Rééducation Orthophonique, n° 269, p.197-216.
Morin E., (1980). La méthode : 2. La Vie de la Vie, Paris, Seuil.
Reuchlin M., (1978). Processus vicariants et différences individuelles, Journal de Psychologie normale et pathologique, n°2, 133-145.
Richard J.F., (1990). Les activités mentales : comprendre, raisonner, trouver des solutions, Paris, A.Colin.